Pierre Arezky, Paul Neuberg, John Cell – 3 mai 1962 aux alentours de Tamkrest / Ahaggar – Sud Saharien
transcription : C.G. ( Lettres & Sciences Humaines / UFR ERLAOS Aix-En-Provence) ©2010 objet direct
John Cell- un peu moins d'humains, y'a un peu moins d'humains ici. Non mais c'est vrai, c'est pas que c'est désert mais on se retrouve là, y'avaient les Land-Rovers, ça nous ramène aux histoires de voleurs tout de suite, ce que tu disais, de poursuites dans le désert, donc y'a de la police, de la poursuite, y'a tout mais y'en a moins quoi
Pierre- y'a un genre de voiture qui renvoie automatiquement à ça, quand tu les vois dans le désert, ils appellent ça les jeep
Paul- Jeep, c'est les camionnettes un peu, américaines
Pierre- voila et c'est des 4X4, c'est à dire que même la gendarmerie, avec la douane, les poursuites c'est tout le temps avec ça, ils les attrapent jamais tu vois, ça monte une montagne sans problème, et à une vitesse hallucinante
Paul- et pourquoi eux, ils ont pas des voitures comme ça les flics ?
Pierre- je sais pas, ça je sais pas
John Cell- budget ?
Pierre- mais en fait avant il y avait beaucoup de ça, et comme actuellement ce sont des gens qui font le trafic d'armes et de cigarettes qui viennent du Niger et qui coutent mille fois moins cher, donc c'est vraiment un marché en or. Mais maintenant comme la production de cigarettes a augmentée sensiblement et qu'on a toutes les marques et tout ça, ça a diminué.
Paul- y'a moins de trafic
John Cell- c'est le vieux truc
Paul- d'être obsédé par des idées. Y'avait pas le sentiment de autour de toi quand tu rencontres des gens quand tu parles avec des gens tu sens que toi à un moment donné tu reviens toujours à cette obsession qui te poursuit, et le fait de voir les gens extérieurs de ça, ou pas d'ailleurs, des fois ils peuvent être dedans mais des fois ils peuvent être extérieur ça te remet aussi en question
Pierre- toujours toujours quand tu essayes de ...c'est à dire mon expérience c'est que même quand j'essaye d'échapper plus ou moins ou de voir les choses autrement au bout d'un moment je me retrouve dedans
c'est à dire qu'il y a des sujets comme ça, qui t'habitent
Paul- qui sont récurrents
Pierre- voilà, qui reviennent tout le temps
pour ici par exemple, j'avais pensé réaliser une idée qui va dans ce sens et à la dernière minute je me suis dit putain de merde allez vas-y laisse tomber pense à autre chose, va, et puis vois
Paul- et tu l'as fait finalement
Pierre- mais même maintenant c'est des choses qui me reviennent à l'esprit c'est quand même une période assez difficile, tout ce que l'on a vécu et tout et tout et même si j'oublie comme ça à des moments, ça reviens, ça reviens tout le temps
mais pourtant je ne veux pas, je ne veux vraiment pas travailer sur ça, c'est à dire
Paul- mais jusqu'à maintenant, jusqu'à ce que tu te poses la question, tu pensais que l'artiste, que toi c'était ta fonction d'en parler, ou bien tu te posais pas la question c'était intérieure
Pierre- je me pose pas la question, mais c'est presque automatique, c'est presque automatique
Paul- mais tu pense que ça vient de toi, ou que ça vient d'un entourage
Pierre- ça vient de moi, et il y a aussi l'influence de l'entourage tu vois parce que même les gens qui parlent de mon travail, de ce que je fais et tout ça, lient automatiquement mon travail à ces événements, à tout ça, parce qu'il y a toujours ça en fin de compte
John Cell- c'est quelque chose d'un peu traumatique en fait
Pierre- voilà voilà
John Cell- qui reviendrait
Pierre- et je me dis que, qu'il faut un travail de thérapie
comme en 57 par exemple j'ai fait les Milles et une Nuit, c'est un travail sur France 5 mais n'empêche qu'il y avait de ça dedans alors que logiquement le sujet
Paul- le sujet ne traite pas de ça
John Cell- bah quand même les Milles et une Nuit c'est quand même des histoires, des histoires différentes, c'est presque toutes des histoires
Pierre- non c'est l'idée de raconter, de trouver tout le temps quelque chose à raconter pour garder sa vie quoi
c'est à dire pour que Shéhérazade vive, pour qu'elle continue à vivre il faut que chaque soir elle trouve une histoire qu'elle termine pas, pour que l'autre ne l'égorge pas parce qu'il a envie d'entendre la suite, et c'est comme ça qu'elle a survécut
cette obligation de trouver toujours quelque chose à dire pour exister, pour être là quoi
Paul- d'inventer
John Cell- mais c'est très proche de ce que tu dis finalement c'est un forum pour que toi tu parles
il faut trouver à raconter
Pierre- oui c'est à dire que raconter, ce que je veux dire c'est que raconter c'est sûr, j'ai toujours envie de dire des choses, mais pas forcément. Ce qui me pose un peu problème, c'est que ces choses que je raconte ont toujours pratiquement un rapport avec le terrorisme, alors que la vie, il y a plein d'autres choses
John Cell- oui, y'a plein d'autres choses, peut être
dans l'abstrait
dans l'abstrait une nuit c'est concret, surtout. A partir d'un certain âge une nuit ça devient très concret, ça devient une accumulation de plein de choses qu'on a vécu. Quand on est jeune, c'est vrai qu'on est plus abstrait, plus ouvert quoi, à 20 ans
Paul- je me rends compte que le fait d'être dans des lieux où il y a moins d'êtres humains ou toi tu es obligé de te sentir humble par rapport à ce qui t'entoure c'est comme si tu pouvais raconter ce que tu vois, là
et le fait de ramener même une mémoire dans ce lieu n'a pas vraiment de place quoi
même si c'est là hein, évidemment ça fait partie de toi
tes obsessions tes choses ta mémoire, elle est là. Simplement elle va pas forcément être au 1er plan et ça c'est intéressant tu ne peux pas vraiment te projeter là, juste tu es obligé d'être dans un état
Pierre- mais en fait je pense qu'il y a aussi un rapport direct, le désert et ce qu'on a vécu parce que justement pendant une dizaine d'années, presque une quinzaine d'années, la seule destination où justement tu pouvais échapper à tout ça c'est de venir au désert. c'était une pratique pratiquement chaque fin d'année on faisait ça avec des amis c'est à dire partir comme ça venir au Sud, Tamanrasset, Djanet, mais en plein Sud pour dix jours ou tu ne penses à rien, c'est à dire que tu as aucune crainte
t'es dans un endroit sécurisé, tu ne te poses pas de question, comme Est-ce que demain je serai toujours là. Tu vis un moment et tu profites au max parce que tu sais que tu vas revenir dans un autre espace où cette quiétude, ce bien être peut être déstabilisé à des moments
John Cell- et quand vous étiez là-bas, vous n'en parliez pas, ou au contraire vous en parliez parce que c'était possible
Pierre- si dans les discussions ça revient, c'est à dire d'une manière ou d'une autre ça revient
John Cell- et vous essayiez de l'empêcher ou au contraire c'était
Pierre- non ça vient comme ça, c'est d'une façon spontanée
au pire des cas tu te rappelles des souvenirs, ou dans la discussion ya le nom de quelqu'un qu'on a perdu qui revient et donc ça te renvoie automatiquement à la situation

John Cell- je veux dire vous essayiez d'éviter ça ou bien
Pierre- au max, vraiment à max
John Cell- en même temps c'est ce qu'on disait depuis le début, c'est un endroit hospitalier parce qu'il est vide
tu parles de thérapie, c'est l'endroit de la thérapie ici, enfin soit tu es là pour capter, comme dit Paul, tu es en mode réceptif. Soit tu es en mode tu déverses et là
Paul- y'a de la place, évacuation
John Cell- oui mais évacuation sans urgence, c'est ça qu'est bien
Paul- mais bizarrement il y a une hospitalité, il y a une hostilité aussi
Pierre- c'est à dire, vis à vis de ...
Paul- bah vis à vis de l'être humain, puisque c'est une terre qui est dur, ici, c'est assez fort ce que tu dis dans le sens que dans le nord, c'était hostile parce que les êtres humains se tuaient et cetera tu viens ici sur une terre qui est hostile au niveau d'une nature hostile
Pierre- c'est l'espace c'est ...
Paul- par contre ton esprit est libre,tu vois, c'est assez...fort
John Cell- tu te concentres sur l'essentiel, une fois que tu sais où tu vas dormir, et que tu vas dormir tranquillement, une fois que tu sais ce que tu vas manger tu es tranquille quoi, après le reste c'est...tu es dans un mode essentiel quoi presque
Paul- mais ma question ce serait savoir est-ce que le fait de travailler là-dessus, ou de vouloir arrêter de travailler là-dessus, est-ce que c'est parce qu'à un moment donné c'est tellement complexe, ou il y a une complexité qui fait que même si tu comprends la situation...est-ce qu'il y a un rapport presque d'échec de pas avoir compris toute la situation, enfin de ne pas comprendre ce qui se passe et donc de toujours revenir là-dessus, d'essayer de comprendre, d'essayer de savoir pourquoi les choses ont été comme ça même si toi tu étais dedans, tu étais en plein dedans
Pierre- sincèrement, je me suis jamais posé la question tu vois mais je te dis, c'est presque des choses automatiques. Même quand tu as pas envie d'être dans ça, je t'ai donné l'exemple des Milles et une Nuit tu vois, pour moi c'était beaucoup plus dans un sens poétique de la chose, anonymat et tout ça...mais au bout du compte, ça revient d'une manière, parce que tout simplement déjà quand tu es dans une grande ville, tu as cet anonymat justement, c'est à dire quand tu viens des espaces où personne te connais, personne ne sait qui tu es, si tu es un islamiste, ou si tu ne l'es pas, ou si tu es un intellectuel, tout le monde est kifkif quoi...voilà je ne sais pas si j'arrive à faire passer le...
Paul- si si ...mais là je parle plutôt de toi, de toi en temps qu'individu, je sais pas, peut être c'est faux, l'idée que tant qu'on a pas trouvé un équilibre à l'intérieur, on va se persuader, on va continuer toujours à chercher à essayer de répondre à des questions, mais c'est pas des questions qui sont écrites, c'est des questions qui sont à l'intérieur et peut être à un moment donné ou peut être c'est d'accepter que de toute façon on ne peut pas comprendre, et que le corps il a besoin d'autre chose quoi, ou alors c'est de continuer continuer continuer
Pierre- moi je pense que l'idéal c'est de toujours essayer d'être sincère dans un travail, de ne pas trop contrôler la chose
j'essaye d'exprimer ma vie, mon quotidien, ce que j'aime, ce que je n'aime pas, proposer des choses, et ces choses tu ne peux pas les séparer pratiquement des quotidiens des autres, et comme tu as dit, il y a toujours la mémoire, le bagage culturel, c'est à dire ce que tu emmagasine, au moment de faire les choses ça sort d'une manière ou d'une autre
le problème pour moi, c'est que même si les préoccupations sont autres... comment dire...il y a des choses qui passent un filtre, qui se mélangent, même si tu ne veux pas, dans ta démarche de départ c'était pas l'idée, c'était peut être complètement le contraire de ça, mais au bout d'un moment tu te retrouves justement avec ces choses qui sortent
Paul- je crois que je peux le comparer à a perception, même si on parle pas des mêmes choses, je me rends compte que souvent, si par exemple je suis face à quelque chose tu vois, un paysage, ou peu importe, si à un moment donné je vais avoir un moment de plus-présent, un moment qui n'est plus dans le présent, mais un moment qui surgit de l'intérieur, ya un langage, mon langage qui va sortir et qui va dire "regarde ce que tu vois" et dans ce langage là, c'est ce langage qui depuis des années travaille, et qui te conditionne d'une certaine manière, qui te donne à voir les choses et c'est vrai que si tu me dis que ça fait un moment que c'est avec toi, ça, ça fait partie de ton langage, de ta manière de voir les choses.
Je me pose beaucoup la question, même si ce sont des questions qui sont anciennes, de vraiment d'affirmer le fait que chaque vision, ou chaque point de vue, il est singulier quoi.
C'est vraiment important de laisser la place à chaque regard, même si c'est sur la même chose, même si c'est sur le même objet.
John Cell- c'est très beau ce que tu dis, ça...ça fait penser à ce que tu as organisé ici. c'est un truc sur l'hospitalier, mais c'est toi qui crée tu continues de dire, que t'es pas le chef, t'es PAS le chef c'est vrai, t'es vraiment pas le chef mais en même temps c'est toi qui a mis en place notre désert à nous, là où on se retrouve
Pierre- et chacun propose sa vision à lui
Paul- mais parce que moi je me reconnais...on parlais de l'autre, l'autre jour...moi je me reconnais, j'ai appris à connaître l'autre, enfin on m'a jamais expliqué hein, parce qu'on est dans une société où on ne t'explique pas qui est l'autre. Mais je crois que j'ai appris à connaître l'autre et en fait tu te reconnais, quand tu commences à comprendre l'autre tu te reconnais dans l'autre en fait, et tu te dis que c'est une partie de toi, et ça, ça devient fort, avec tes obsessions à toi, avec tes problèmes...
Pierre- tu restes un individu à part entier, et tu dépends d'une manière ou d'une autre de l'autre justement, de vivre avec l'autre.
- des voix toussent -

Paul– plutôt que de dire de l'article 14, « Tout le monde a droit à l'asile », c 'est plutôt « Tout le monde a droit à l'hospitalité » finalement
John Cell– c'est pas la même chose
Paul– c'est pas la même chose mais disons que l'asile c'est déjà un résultat de quelque chose. Tu ne sais pas dans quelles conditions, on ne te dit pas dans quelles conditions tu as l'asile. Ca peut être dans les pires conditions comme dans les meilleures. Aujourd'hui c'est un peu ça. Si tu as écrit, ou si tu es surveillé on va dire médiatiquement, on est obligé de t'accueillir avec l'hospitalité
Pierre– d'une certaine manière
Paul– d'une certaine manière oui, sinon on sait que ça te retombe sur la gueule. Mais si tu es celui qui passe, ou celui qui se sent persécuté sans être accompagné par l'extérieur et bien il a une terre d'asile mais tu ne sais pas dans quelles conditions
Pierre– peut être pire justement que la terre que tu as quitté
Paul– j'arrive pas à comprendre ce mot. Moi « asile » c'est vraiment lié à ce sas dont on parlait
Pierre– un espace où tu es nul part, en fin de compte
Paul– c'est comme si on te dit « tout le monde a le droit à être emprisonné... »
Pierre– là où il veut
Paul– emprisonné, mais protégé. Plutôt que de dire « tout le monde a le droit à être accueilli quelque part »
Pierre– mais ça aussi ça renvoie encore à la question de l'autre. Justement cette terre d'asile où tu veux aller, si l'autre ne t'accepte pas, tu seras encore dans une situation peut être pire que celle d'où tu viens pour essayer de chercher ce qu'il y a de meilleur pour partir parce que tu penses trouver mieux que ce que tu as, et finalement si l'autre ne t'accepte pas c'est encore plus difficile.
(le thé est servi)
Pierre– merci
Paul– c'est marrant parce que j'étais tombé sur les textes de...ils ont sorti un livre des chansons de Hasnaoui.
Pierre– Hasnaoui
Paul– oui Hasnaoui qui parle beaucoup d'exil. Et c'est drôle parce qu'en fait je lisais, et il y a une espèce de...pffuit, vraiment tu sens que c'est fort, il y a cet espèce de rapport à la terre, et en fait tu te dis mais en fait c'est impossible, de quitter quelque chose
Pierre– parce que tu as toujours la nostalgie, le besoin de revenir en quelque sorte
Paul– mais c'est plus qu'une nostalgie je dirais. C'est quelque chose qui est un fondement, voilà comme ici, imagine
Pierre– voilà en fait tu es construis quelque part, tu construis ta personnalité de base dans ta terre natale dans ton espace
John Cell– dans ton espace, ton monde
Pierre– voilà, et si tu pars ailleurs tu trouveras jamais cet espace, c'est déjà ailleurs
John Cell– pourtant y'a pas que ça, c'est beaucoup plus profond que la nostalgie, moi j'ai pas de nostalgie. J'ai quitté l'endroit d'où je viens, j'ai pas envie d'y retourné, j'ai pas de ...alors des fois je suis passé au dessus de Genève, j'avais envie de regarder et cetera avec l'avion, je redécouvre presque. Et en même temps, c'est vrai qu'avec Paul on partage ce truc de la montagne. Moi je viens plutôt de la montagne, et c'est vrai que j'ai un rapport à la montagne, j'ai un rapport à la terre, j'ai un rapport à ces choses là. Je ne suis pas citadin, je vis dans une ville mais je ne suis pas citadin. Je vais à la campagne, je ramasse des pommes...c'est pas de la nostalgie, c'est un truc qui est très profond, qui est à l'intérieur, qui me construit quoi, vraiment.
Pierre– je me demande si ça n'a pas un rapport culturel. Par exemple l'occident. En occident, je ne pense pas que vous sentiriez la chose de la même manière que chez nous. Quelqu'un qui vit en Allemagne, ou qui change pour aller à Paris ou autre, d'une certaine manière jusqu'à certaine limites il reste presque dans son espace culturellement parlant
Paul– pas par la langue
Pierre– la langue ? Oui c'est vrai, il y a la langue, la langue
John Cell– ou par des différences culturelles qui sont fortes
Pierre– je ne sais pas il y a comme un fond. Par contre, Hasnaoui par exemple ou, tu vois un algérien qui part en France c'est un changement radical c'est à dire sur un plan culturel, sur un plan religieux parce que c'est ça aussi. Par exemple, pendant les Années Noires, c'est-à-dire ce que l'on a vécu en Algérie, beaucoup de gens, des intellectuels qui ne croyaient même presque pas en Dieu, ils partent là-bas et au bout de quatre-cinq ans, leur langage change complétement parce qu'ils cherchent cette chose tu vois. Cette légère différence d'une... je ne sais pas, ils deviennent presque pires que les pratiquants d'ici
c'est hallucinant !
Paul– c'est ce que tu disais de tes amis, là...
Pierre– c'est incroyable. Où les beurs par exemple, à la 3ème génération, qui n'ont aucun rapport avec l'Algérie actuelle, et qui ont une Algérie de leur père de je ne sais pas il y a combien de temps, qu'ils essayent de retrouver d'une manière presque impossible puisque justement cette Algérie n'existe plus.
Paul– j'ai l'impression d'avoir grandi de manière païenne, même si mon père est protestant, ma mère catholique, mais c'est comme si dès très jeune j'ai pris une distance. Et en fait j'ai fais tout un travail sur ce rapport de la Suisse, de là où je viens, et je dis toujours que c'est...et je crois que c'est important, pour moi en tout cas, que ce pays c'est un puit, il a, pour moi en tout cas, une espèce de richesse mythologique. C'est du mythe quoi. C'est comme si moi je pouvais projeter dans cette terre, d'où je viens, tous les mythes. Sans être dans une affirmation du présent, de ce qui se passe réellement aujourd'hui en Suisse.
Pierre– tu sens pas le besoin de …
Paul– non, je ne peux pas comprendre de toute façon, je ne vis pas en Suisse. Donc je ne peux pas dire « ha, maintenant il y a les populistes qui sont au pouvoir, ou qui viennent de plus en plus au pouvoir, et la suisse devient comme tous les pays d'Europe... » non, moi je suis obligé de dire, « là-bas j'ai acquis une culture païenne, ou une culture de la nature, ou animiste », ou je ne sais pas. J'ai senti des choses que je ne pourrais plus jamais sentir. Alors ce n'est pas de la nostalgie, mais il y a un rapport au mythe, plus du mythe dans l'idée
je crois que c'est important de séparer. De dire « je sais que je ne connais pas la situation » comme les beurs, par exemple, je sais que je ne connais pas la situation ici. Mais par contre je sais que je viens de là, et que ça m'a apporté tout mon être, une partie de moi en tout cas qui est là. Tu comprends ?
Pierre– mhmm mhm
John Cell– mais moi, c'est presque le rapport que j'ai à la France. J'ai un rapport très fort à la France. On vient ici, et tout de suite je pense aux conséquences des essais atomiques, à l'Algérie en général. Alors que mon père a eu 20 ans en 60, il a commencé à faire des enfants, il faisait des études donc il a fais des enfants. Il voulait pas, il voulait y réchapper à ...enfin il voulait faire d'autres choses aussi, mais une des raisons de faire des enfants et de faire des études, c'était d'éviter de faire le service militaire. Donc quelque part moi, je suis le fils de ça, mais très très loin. Et en même temps, en même temps... je suis parti très loin. J'ai vécu 8 ans aux Etats Unis, ça vraiment ça m'a coupé de la France, j'ai découvert la France de l'extérieur. Après je suis revenu parce que j'en avais marre de là-bas, mais j'ai pas voulu revenir. J'ai découvert Paris, après je suis parti, je n'ai pas envie de vivre en France. C'est pas un rejet non plus...mais en même temps je sais que je viens de ...c'est un petit peu plus neutre que le mythe, mais c'est mon fond et moi ce qui m'obsède plus c'est le mythe de la nation, comment se construit une nation. Comment les gens se fantasment dans un truc qui fait qu'ils s'enferment dans les frontières. Et c'est très fort encore, malgré l'Europe, il y a très peu de gens qui sortent de l'Europe. Il y a plein de Français, enfin il y en a pas mal qui viennent à Bruxelles, c'est juste à côté, enfin c'est une heure et demie en train, et qui repartent au bout d'un an, deux ans, ils ne supportent pas, ils n'y arrivent pas. Parce qu'ils sont dans la mentalité, le mythe, le fantasme
Pierre– de la nation
John Cell– de la France ! De la France comme elle se construit, tu vois. Quand tu sors de là et que tu regardes en arrière, et que tu n'as pas de nostalgie, si tu n'en as pas besoin, si tu as d'autres choses, que tu es capable de faire le tri comme dit Paul, tu peux voir ça et te dire « bon, bah...voilà »
Même sur un truc très pratique, la France, l'école française, c'est la,neutralité, l'égalité des chances. Tout le monde a la même école. Tout le monde, tout le monde a la même école, tu ne choisis pas ton école, on ne fait pas d'élitisme. En même temps, moi j'ai un garçon de 2 ans, se pose la question de l'école. En Belgique c'est un peu différent, parce qu'il y a la question des langues. Il y a une école en flamand, il y a une école en français. L'école en flamand a priori elle est de meilleure qualité, parce que c'est plus dynamique de ce côté là. Et l'école en français, c'est aussi l'école de l'immigration marocaine. C'est l'école des centre ville. Et tout de suite la question se pose ; moi j'ai des amis auxquels je fais énormément confiance, et il n'y a pas de question de racisme qui se posent, mais qui me disent « voilà, là moi j'ai mis mon fils dans une école, et comme il a un rapport très fort à la langue française, plus fort que par exemple les immigrés qui l'entourent et qui sont 75% de l'école, il est en avance, tout de suite. Et il s'emmerde, et comme il s'emmerde, il part en vrille, il part en couilles. Donc moi, ça me pose une question ; alors que je sais que je viens de ce franc français de dire que tout le monde va à l'école publique, tu ne choisis pas ton école, et je suis obligé de me dire « Boris, tu es dans le mythe là, l'école égalitaire c'est un mythe » c'est tout de suite la question quand tu es dans le réel et que tu vois les choses en face, tu es obligé de remettre ça en question. Pas nécessairement de le rejeter, mais de le remettre en question.
Ma vie, c'est un peu de vivre les étapes de cette remise en question une par une
par rapport à différents aspects du mythe. Et l'exil...moi je me considère comme un exilé, et je vis avec une exilée, Caroline elle est à l'autre bout du monde. Au point que se pose la question se savoir si ses parents sont malades, elle ne peut pas y retourner. C'est trop loin, c'est trop cher. Si il y a quelque chose qui se passe, elle est coincée. Elle risque de manquer la mort. A notre âge, c'est vrai que c'est une question...
Mais justement il n'y a pas de nostalgie. Alors peut être justement parce que je viens d'une famille où je n'ai pas été particulièrement bien accueilli. Où l'hospitalité était très neutre.
Et dans une culture, où put être, tu as raison, où peut être effectivement en Europe on est moins dans l'émotif. Donc moins dans la nostalgie. Mais c'est remplacé par autre chose qui est très présent.
Pierre– mais je pense que la différence déjà, la 1ère soirée quand on est arrivé, quand on a discuté avec les gens d'ici, c'est à dire notre ami Abdallah, Muleï et tout ça, même eux par rapport à un espace, c'est à dire ici, ils te disent que il y a une 20aine d'année ou un peu plus, toutes les portes étaient ouvertes. Tout le monde peut aller chez tout le monde, si tu as faim, si tu n'as pas de quoi manger, tu auras toujours un endroit où aller parce que justement il y a toujours cette notion d'hospitalité. Et maintenant, ils se plaignent plus ou moins de...
Paul– c'est fou
John Cell– ça disparaît
Pierre– de l'arrivée du Nord, c'est à dire des gens qui viennent et du coup maintenant les portes sont fermées, le voisin ne se pose pas de question par rapport à son voisin parce que ça rentre un peu dans un esprit de ville. Je pense que l'Europe a déjà été dans cette notion de ville depuis très très très longtemps. Alors que nous, je pense qu'on commence. Ma fille, d'ici 20 ans, 25 ans, elle n'aura peut être plus je dirais ce côté nostalgique de la chose, elle va vivre une vie complétement différente de la mienne. Tu vois un peu ? Même la notion de nostalgie, elle se fabrique avec le temps, et elle disparaît avec le temps.
John Cell– bien sûr, bien sûr. Mais je crois que c'est ce que disais Adlène, dans la construction du Maghreb il y a la nostalgie, ça fait partie, enfin l'émotif en tout cas le côté hyper émotif. Qu'en France on ne comprend pas du tout. C'est une des raisons pour lesquelles les immigrés du Maghreb sont rejetés; c'est des hommes émotifs, alors qu'en Europe, les hommes il n'y a pas d'émotion. C'est un peu coincé par rapport à ça, c'est très bizarre. Et par exemple en Europe, on ne sait pas comment faire quand dans le dialogue il y a de l'émotif
tu vois arrh dans la voix, on s'énerve, et c'est agressif tout de suite, c'est très très mal vu. C'est incroyable, parce qu'en plus, comme on accueille mal les maghrébens, ils sont encore plus émotifs, et le cercle comme ça...
moi je me souviens de scènes de violence incroyable au guichet d'une banque où il y avait un jeune maghrében qui présentait bien, qui faisait un effort. Et la femme qui se ferme tout de suite, encore plus que d'habitude, encore plus que normalement, et le type s'énerve, et elle se ferme encore plus, et elle elle a raison,
Pierre– et ainsi de suite
John Cell– et elle est complétement sûre de sa raison, et lui il s'énerve et plus il s'énerve plus il a tort
Pierre– et il, il ne comprend pas pourquoi c'est comme ça
John Cell– plus il s'énerve plus il a tort, et plus il est pris dans le piège de ça. Et c'est une simple question de langue, placée différemment, alors que lui est extrêmement poli, se présente bien. Et dans le bus, des scènes tout le temps comme ça, effroyables, des scènes extrêmement violentes dans ce refus de ce côté là de l'humain, de l'émotif
refus dans le faux neutre qui n'existe pas
Pierre– moi je pense que ce côté émotion, ce côté émotif de l'être humain, se construit justement quand on vit trop en communauté. On a ça chez nous, la famille c'est la famille. Par exemple pour ma soeur, un cousin peut intervenir pour lui dire « tu peux faire ça, tu ne peux pas faire ça », et ça, ça fait partie, c'est culturellement accepté, c'est normal. Et je me dis que le fait de vivre en communauté, très proche, de garder ses attaches, renforce encore plus cette idée. Et la ville pour moi, quand je dis la ville, c'est vraiment la grande ville; quand tu pars ailleurs, et tu vivras ce côté presque anonyme dans une société. Tu es un numéro, tu as un boulot tu vas faire ton boulot. La femme qui travaille à la banque, pour elle le gars va venir, va donner son truc, elle est pas obligé de discuter avec lui parce que dans sa culture c'est son boulot. Elle doit faire ça, c'est tout. Alors que lui, il ne comprend pas. Parce qu'il a ce côté presque normal de la chose de lâcher une petite blague comme ça, de façon très spontanée, sans préjugé comme ça juste comme ça. Et l'autre ne l'acceptera pas. Je crois que pour moi c'est presque comme un film de science-fiction ; ce que l'on voit dans les films de science-fiction, en 2050 où personne ne connaît personne.
T'aura pratiquement aucun contact réel émotionnel avec d'autres personnes. T'as une tâche claire-nette à réaliser, à faire, l'autre il a une tâche. Peut-être vous allez vous croiser à un moment donné mais juste pour que tu complète ta tâche, il complète la sienne et vous allez partir chacun de votre côté.
Pour moi, l'Europe elle est déjà en avance de 200 ans presque sur nous dans cette façon de voir les choses. Chez nous, j'accepte pas que, à Alger, et c'est une grande ville, j'accepterai jamais que ma voisine par exemple, si je sens qu'elle n'a pas de quoi manger, ou elle a un problème, ou elle est malade, pour moi je dois l'accompagner à l'hôpital, forcément. C'est à dire que c'est presque une obligation. Je pense que ce n'est pas le cas toujours
Paul– non, pas du tout
John Cell– pas du tout
Paul– pas du tout le cas
John Cell– non c'est pas du tout le cas
Paul– pas du tout le cas
Pierre– voilà. Tu trouveras peut être des gens qui sont
John Cell– y'a des exceptions, c'est des exceptions
Pierre– voilà, voilà, mais c'est pas un standard. Nous, tu ne peux pas croiser quelqu'un qui habite l'immeuble, hein. Même pas ton voisin à côté. Si tu ne me dis pas bonjour, c'est qu'il y a un problème tu vois. Alors que dans les grandes villes, vos grandes grandes villes, on monte ensemble à l'ascenseur chacun dans sont truc. Tu ne me parles pas, je ne te parle pas, je ne te connais pas. C'est un peu ça, je pense.
John Cell– mais moi ça non plus je ne sais pas comment ça peux exister, je ne comprends pas. Dans mon fantasme, ça ne peut pas fonctionner ça. Enfin ce truc européen, ce truc moderne.
Pierre– comment ?
John Cell - pour moi, dans mon fantasme, parce que je ne le comprends pas, ça ne peut pas fonctionner.
Paul– ce schéma européen quoi. A long terme, il ne pourra pas exister, ça peut pas exister à long terme
John Cell– ça va se casser la gueule
Paul– à long terme. C'est à dire où les gens s'entre-tuent, ou les gens meurent, de solitude. Parce qu'ils n'ont plus de communication, ils ne communiquent plus. C'est ce qui se passe avec les vieux en Europe, les vieux sont abandonnés. On abandonne les vieux très très vite, c'est impossible.
Pierre– bah chez nous c'est un blasphème.
Paul– chez nous on abandonne
Pierre– n'empêche que ça commence déjà à s'installer d'une manière tu vois, parce qu'on commence déjà à construire les maisons pour les vieux, tu vois. Et dernièrement, tiens, ça je pense que c'est très intéressant, j'ai entendu à la radio qu'il y a une loi, complétement une loi de l'état algérien, que, les enfants qui abandonnent leur père, ou leur mère c'est à dire leurs parents, riquent d'être emprisonnés, oui de payer une amende.
Paul– oui, pour revendiquer, pour se battre contre une pensée univoque de l'Europe
Pierre– individualiste, tu vois. Moi, je trouvais ça vraiment bien
Paul– moi je pense... A quel point bien ! C'est le cas par cas. Si tu as été battu par tes parents, tu as pas envie de les garder.
Pierre– ou tu as pas peut être les moyens de les garder non plus, tu vois; c'est un peu ça. Avec le chômage, avec ce qui se passe. La vie est devenue vraiment- vraiment très difficile, tu vis vraiment au jour le jour juste-juste. Et je pense que ça aussi ça va influencer sur le rapport humain, le rapport à la famille, le rapport à l'autre.
John Cell– ce qui est terrible, c'est ce que tu dis, c'est un peu comme la désertification au mauvais sens du terme. Cet état d'esprit de l'occident, ce point de vue sur les choses avancent, ça commence à arriver. Et le tiers monde, l'autre monde, n'a que, pour réagir, presque que de sur-réagir, de mettre les gens en prison c'est quand même l'Algérie/l'état policier, et c'est très criticable en même temps. Et moi je trouve ça terrible, c'est comme si il n'y avait pas une autre alternative dans le sens de vue sur le monde ou on peut dire « ça, c'est votre vue à vous », enfin à part la religion, le truc réactionnaire. Dans la charia c'est comme ça, on va vous couper la main, machin enfin le truc de sur-réagir et de dire « nous on a des lois différentes et on va vous mettre en prison parce que »...Ca je trouve ça terrible qu'il y ait que cette sur-réaction qui fait que l'occident peut encore ne pas être remis en question parce qu'ils disent « voilà, l'Algérie est un état policier, c'est des colonels qui font ça...Alors que dans le monde entier il y a ça, enfin il y a tellement d'endroits où ça se passe . Il y a une volonté de réagir, et ils ne savent pas comment arrêter ça.
Et je me demande à l'inverse si, ce que tu dis, cette inhumanité de l'occident, de la pointe de l'occident, parce que c'est vraiment que la pointe de l'occident maintenant qu'il y a 6 pays dans la CEE il y a des diversités à ce niveau là qui sont énormes
Pierre– j'imagine
John Cell– cette inhumanité là de la pointe de l'occident, si ce n'est pas possible justement seulement parce qu'il y a les ressources entre autres humaines du reste du monde qui fait que c'est … imagine, les gens qui vivent ça au jour le jour, et qui font du tourisme pour venir ici pour trouver autre choses, puis après qui ont rechargés leurs batteries humaines
Pierre- pour repartir
John Cell- et puis qui repartent, et c'est comme si il y avait de nouveau ce truc des matières premières qui repartaient, mais là matières premières au niveau de l'humanité quoi. Tu te dis on va sortir d'ici pour aller... comme si c'était possible que parce que de nouveau, ça pompe. Ca pompe du reste du monde.
Paul– après, on ne peut pas généraliser mais après on peut dire aussi qu'en Europe c'est un peuple nomade qui est sédentarisé, et donc il a toujours ce besoin d'aller chercher ailleurs à se ressourcer ou à rencontrer l'autre. Ca, il faut pas voir les choses d'une manière.
Pierre– absolument
Paul– il y a des peuples qui sont là où ils sont. Par exemple, Muleï et Abdallah ils sont là. Ils ont un espace de vie, ils peuvent se perdre à l'intérieur de ça. Nous, on a besoin d'aller chercher d'autres espaces parce qu'il y a un déséquilibre, il n'y a pas d'équilibre là où l'on est. On doit aller chercher un équilibre quelque part.
John Cell– oui, c'est ce que je dis
Paul– non, mais oui, mais pas forcément dans le sens de se ressourcer, et d'avoir la matière première pour revenir et puis pour réagir dans l'inhumanité.
John Cell– enfin il n'y a quand même pas beaucoup d'occidentaux qui partent, il y en a très peu. Qui partent, vraiment. La plupart ils font du tourisme, c'est la maladie du monde, le tourisme, c'est quand même un truc incroyable, le tourisme.
Pierre– oui et non. Oui et non ; je ne peux pas être aujourd'hui dans un truc de bien et de mal, quoi. Le tourisme, ça peut être aussi...
John Cell– je parle du tourisme de 95% des gens ; le charter...
Paul– non, ne généralise pas, non, faut pas généraliser
John Cell– je ne généralise pas, je dis quatre-vingt-quinze pour cent des gens. Il y a toujours 5 % d'exceptions. Il n'y en a pas beaucoup plus hein. Nous, on les vois beaucoup parce que c'est nos milieux. Mais la plupart des gens, ils prennent un avion, il vont à l'agence transatlantique à Djerba, et ils repartent.
Paul– mais ça, ils vont de nouveau dans des terres sous-douanes. Moi, pour moi ça ne fait pas partie d' ''aller dans un pays''.
John Cell– ouais, tout à fait.
Paul– tu vois, les types qui viennent...je crois en Algérie y'a moins, y'a pas trop ça. Mais au Maroc tout ça, les gens qui vont, tu sais, dans ces hôtels des agences transatlantiques machin, Tunisie. Qui ne sortent presque pas. C'est comme nous, à Marseille on a ça ; il y a des parisiens.
- Une voix – les grands sacs
Paul– ouais, ouais, allez
John Cell- on va charger.
Pierre– on part
Paul– on part, c'est ça…
Dans le feu.
Pierre Arezky, Paul Neuberg, John Cell – 3 mai 1962 aux alentours de Tamkrest / Ahaggar – Sud Saharien
transcription : Caroline Garçonnet ( Lettres & Sciences Humaines / UFR ERLAOS Aix-En-Provence) ©2010 objet direct